In house conjoint : la Cour de justice de l’Union européenne rappelle la nécessité d’une représentation effective des pouvoirs adjudicateurs participants au sein des organes décisionnels de la personne morale contrôlée.
Rappel des faits
En 2015, la commune de Farciennes (Belgique) et dune société de logement de service public (SLSP) ont décidé d’unir leurs moyens en vue de la création d’un « écoquartier » regroupant environ 150 logements publics et privés. Compte tenu de l’envergure du projet, les parties ont demandé l’assistance de l’intercommunale IGRETEC pour la gestion et la réalisation d’études techniques et économiques.
A l’époque, l’intercommunale IGRETEC était constituée exclusivement par des personnes morales de droit public. Elle comptait parmi ses associés plus de 70 communes (dont celle de Farciennes) et plus de 50 autres pouvoirs publics.
Les statuts de l’intercommunale IGRETEC réservent, par ailleurs, aux communes la majorité des voix ainsi que la présidence des différents organes de gestion et les décisions des organes de l’intercommunale ne sont acquises que si elles recueillent, outre la majorité des voix des administrateurs présents ou représentés, la majorité des voix des administrateurs issus des communes associées.
Au moment des faits, un conseiller communal de la commune de Farciennes, qui était également membre du conseil d’administration de la SLSP, faisait partie du conseil d’administration de l’intercommunale IGRETEC. La commune de Farciennes et la SLSP ont ainsi estimé que cette personne les représentait toutes les deux au sein du conseil d’administration de l’intercommunale IGRETEC.
Sur la base d’une convention-cadre de marchés publics conjoints, la commune de Farciennes et la SLSP ont ensuite conclu plusieurs conventions avec l’intercommunale IGRETEC sans mise en concurrence en raison de la situation de in house conjoint entre les parties ; situation dans laquelle plusieurs pouvoirs adjudicateurs détiennent une entité et exercent conjointement sur celle-ci un contrôle analogue à celui qu’ils exercent sur leurs propres services.
Par une décision du 25 février 2017, l’autorité de tutelle de la SLSP a cependant annulé les décisions attribuant les contrats précités à l’intercommunale IGRETEC au motif que les conditions de l’exception in house n’étaient pas remplies.
La commune de Farciennes et la SLSP ont ensuite saisi le Conseil d’Etat d’un recours en annulation dirigé contre la décision du 25 février 2017. Le Conseil d’Etat a toutefois décidé de sursoir à statuer et d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne à titre préjudiciel afin que les conditions permettant une attribution in house soient précisées et que leur respect soient appréciées au regard des circonstances de l’espèce.
Principes et dispositions applicables
Transposé en droit belge par l’article 30 de la loi du 17 juin 2016 relative aux marchés publics, l’article 12 de la directive 2014/24 sur la passation des marchés publics énonce plusieurs hypothèses de marchés publics passés entre des entités appartenant au secteur public qui échappent au champ d’application de la réglementation des marchés publics.
Parmi ces exclusions, l’article 12, § 3, de la directive 2014/24 énonce comme suit l’hypothèse du in house conjoint :
« Un pouvoir adjudicateur qui n’exerce pas de contrôle sur une personne morale régie par le droit privé ou le droit public au sens du paragraphe 1 peut néanmoins attribuer un marché public à cette personne morale sans appliquer la présente directive, lorsque toutes les conditions suivantes sont réunies :
a) le pouvoir adjudicateur exerce, conjointement avec d’autres pouvoirs adjudicateurs, un contrôle sur la personne morale concernée, analogue à celui qu’ils exercent sur leurs propres services ;
b) plus de 80 % des activités de cette personne morale sont exercées dans le cadre de l’exécution des tâches qui lui sont confiées par les pouvoirs adjudicateurs qui la contrôlent ou par d’autres personnes morales contrôlées par les mêmes pouvoirs adjudicateurs ; et
c) la personne morale contrôlée ne comporte pas de participation directe de capitaux privés à l’exception des formes de participation de capitaux privés sans capacité de contrôle ou de blocage requises par les dispositions législatives nationales, conformément aux traités, qui ne permettent pas d’exercer une influence décisive sur la personne morale contrôlée.
Aux fins du premier alinéa, point a), les pouvoirs adjudicateurs exercent un contrôle conjoint sur une personne morale lorsque toutes les conditions suivantes sont réunies :
i) les organes décisionnels de la personne morale contrôlée sont composés de représentants de tous les pouvoirs adjudicateurs participants, une même personne pouvant représenter plusieurs pouvoirs adjudicateurs participants ou l’ensemble d’entre eux ;
ii) ces pouvoirs adjudicateurs sont en mesure d’exercer conjointement une influence décisive sur les objectifs stratégiques et les décisions importantes de la personne morale contrôlée ; et
iii) la personne morale contrôlée ne poursuit pas d’intérêts contraires à ceux des pouvoirs adjudicateurs qui la contrôlent. »
Cette exception permet ainsi à plusieurs pouvoirs adjudicateurs de recourir aux services d’une personne morale de droit privé ou de droit public en échappant à l’application de la réglementation des marchés publics pour autant que les conditions susvisées soient rencontrées cumulativement.
Décision de la Cour de justice de l’Union européenne
Aux termes de son arrêt du 22 décembre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a notamment dû déterminer si le critère énoncé par l’article 12, § 3, alinéa 2, i), de la directive 2014/24, visant à ce qu’un pouvoir adjudicateur soit représenté dans les organes décisionnels de la personne morale adjudicataire, peut être considéré comme étant satisfait au seul motif que siège au conseil d’administration de cette personne morale, le représentant d’un pouvoir adjudicateur participant qui fait également partie du conseil d’administration d’un autre pouvoir adjudicateur participant.
Concrètement, la Cour a ainsi été invitée à vérifier si la condition, pour la SLSP, d’être représentée au sein des organes décisionnels de l’intercommunale IGRETEC était rencontrée lorsqu’une personne siégeant au conseil d’administration de cette intercommunale en sa qualité de conseiller communal de la commune de Farciennes se trouvait, en raison de circonstances exclusivement factuelles et sans garantie juridique de représentation, être également administrateur au sein de la SLSP tandis que la commune était actionnaire (non exclusif) tant de la personne morale contrôlée (intercommunale IGRETEC) que de la SLSP.
Afin de répondre à la question qui lui a été soumise, la Cour de justice de l’Union européenne a notamment procédé aux observations suivantes :
– L’article 12, § 3, alinéa 2, i), de la directive 2014/24 énonce que les organes décisionnels de la personne morale contrôlée doivent être composés de représentants de tous les pouvoirs adjudicateurs participants, une même personne pouvant représenter plusieurs pouvoirs adjudicateurs participants ou l’ensemble d’entre eux.
Cette disposition requiert dès lors qu’un pouvoir adjudicateur exerçant un contrôle conjoint sur une personne morale dispose d’un membre agissant en qualité de représentant de ce pouvoir adjudicateur dans les organes décisionnels de cette personne morale, ce membre pouvant, le cas échéant, représenter également d’autres pouvoirs adjudicateurs.
– L’article 12, § 3, de la directive 2014/24 ne prévoit pas que les conditions relatives au contrôle du pouvoir adjudicateur sur la personne morale adjudicataire puissent être satisfaites de manière indirecte.
L’exigence de représentation visée à l’article 12, § 3, alinéa 2, i), de la directive requiert donc que la participation d’un pouvoir adjudicateur au sein des organes décisionnels de la personne morale contrôlée conjointement avec d’autres pouvoirs adjudicateurs s’effectue par l’intermédiaire d’un représentant de ce pouvoir adjudicateur lui-même. Cette exigence ne peut, par conséquent, pas être satisfaite par l’intermédiaire d’un membre de ces organes y siégeant seulement en qualité de représentant d’un autre pouvoir adjudicateur.
– L’article 12, § 3, alinéa 2, ii), de la directive 2014/24 prévoit, au titre des conditions devant être réunies pour que soit établi que les pouvoirs adjudicateurs exercent un contrôle conjoint sur une personne morale, au sens de l’article 12, § 3, alinéa 1er, a), de ladite directive, que ces pouvoirs adjudicateurs doivent être en mesure d’exercer conjointement une influence décisive sur les objectifs stratégiques poursuivis par la personne morale contrôlée et sur les décisions importantes que celle-ci est susceptible de prendre.
Eu égard à la portée de la condition énoncée à l’article 12, § 3, alinéa 2, ii), de la directive, laquelle a trait à la détermination du contenu de ces objectifs et de ces décisions, il convient donc de comprendre le critère figurant à l’article 12, § 3, alinéa 2, i), de cette directive comme visant à poser une exigence distincte portant sur les conditions formelles de la participation de ces pouvoirs adjudicateurs dans les organes décisionnels de la personne morale concernée. Le législateur a ainsi entendu faire des conditions de représentation des pouvoirs adjudicateurs exerçant un contrôle conjoint sur la personne morale adjudicataire une exigence autonome par rapport à celle tenant à la possibilité d’exercer une telle influence décisive.
– Il ne saurait être considéré qu’un pouvoir adjudicateur utilise ses propres ressources et agisse par lui-même lorsqu’il n’est pas en mesure d’intervenir dans les organes décisionnels de la personne morale à qui le marché public est attribué par la voie d’un représentant qui agit au nom de ce pouvoir adjudicateur lui-même ainsi que, le cas échéant, au nom d’autres pouvoirs adjudicateurs, et que, par conséquent, l’expression de ses intérêts au sein de ces organes décisionnels est subordonnée au fait que lesdits intérêts soient communs avec ceux que les autres pouvoirs adjudicateurs y font valoir par l’intermédiaire de leurs propres représentants au sein de ces organes.
Au vu de ce qui précède, la Cour a estimé qu’en l’espèce, l’exigence visée à l’article 12, § 3, alinéa 2, i), de la directive 2014/24 n’apparaît pas être satisfaite dès lors que, d’une part, la SLSP ne disposait d’aucun représentant direct au sein du conseil d’administration de l’intercommunale IGRETEC et, d’autre part, bien que siégeant également au conseil d’administration de la SLSP, ce n’est qu’en qualité de représentant de la commune de Farciennes que le conseiller communal siégeait au conseil d’administration de l’intercommunale IGRETEC.
Par son arrêt du 22 décembre 2022, la Cour a dès lors considéré que l’article 12, § 3, alinéa 2, i), de la directive 2014/24 doit être interprété en ce sens qu’afin d’établir qu’un pouvoir adjudicateur exerce, conjointement avec d’autres pouvoirs adjudicateurs, un contrôle sur la personne morale adjudicataire analogue à celui qu’ils exercent sur leurs propres services, l’exigence visée à cette disposition, tenant à ce qu’un pouvoir adjudicateur soit représenté dans les organes décisionnels de la personne morale contrôlée, n’est pas satisfaite au seul motif que siège au conseil d’administration de cette personne morale, le représentant d’un pouvoir adjudicateur participant qui, de manière fortuite, est également administrateur d’un autre pouvoir adjudicateur participant qui, lui, ne dispose d’aucun représentant direct au sein du conseil d’administration de la personne morale contrôlée.
Si chaque situation doit bien entendu faire l’objet d’une appréciation au cas par cas, il se déduit de cet arrêt que les conditions du in house conjoint ne sont pas rencontrées lorsqu’au sein d’un organe décisionnel de la personne morale contrôlée, une personne qui représente plusieurs pouvoirs adjudicateurs participants ne représente l’un d’entre eux qu’en raison de circonstances exclusivement factuelles et sans garantie juridique de représentation.
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