Vérification des prix – Justification d’un prix bas en raison de la crise sanitaire liée au Covid-19
Rappel des faits
Dans le cadre d’un marché public de recouvrement de factures impayées, un soumissionnaire dont l’offre a été déclarée nulle pour cause d’irrégularité substantielle a saisi le Conseil d’Etat d’une demande en suspension d’extrême urgence en critiquant notamment le fait que son offre ait été déclarée irrégulière pour cause de prix anormalement bas alors pourtant qu’il estimait avoir fourni une justification permettant de démontrer l’absence d’anormalité du prix proposé.
Principes et dispositions applicables
Conformément à l’article 84 de la loi du 17 juin 2016 relative aux marchés publics, le pouvoir adjudicateur a l’obligation de procéder à une vérification concrète des prix ou coûts des offres introduites afin de s’assurer que le prix proposé peut garantir une exécution du marché conforme aux exigences édictées par les documents du marché et aux prestations proposées par les soumissionnaires.
Hormis pour les marchés publics de travaux et certains marchés publics de services passés par procédure ouverte ou restreinte, aucune méthode particulière n’est imposée pour la détection des prix anormaux (pas de critère mathématique). Le pouvoir adjudicateur bénéficie dès lors d’un large pouvoir d’appréciation en matière de détection de prix apparemment anormaux.
Lorsqu’il existe une suspicion de prix anormal à l’issue de la vérification des prix, le pouvoir adjudicateur est tenu procéder à un examen des prix et des coûts conformément à l’article 36 de l’arrêté royal du 18 avril 2017 relatif à la passation des marchés publics dans les secteurs classiques et à l’article 44 de l’arrêté royal du 18 juin 2017 relatif à la passation des marchés publics dans les secteurs spéciaux.
En cas d’apparence d’anormalité, les articles 36, § 2, et 44, § 2, des arrêtés royaux précités prévoient ce qui suit :
« Lors de l’examen des prix ou des coûts, [le pouvoir adjudicateur/l’entité adjudicatrice] invite le soumissionnaire à fournir les justifications écrites nécessaires relatives à la composition du prix ou du coût considéré comme anormal […].
La charge de la preuve de l’envoi des justifications incombe au soumissionnaire.
Les justifications concernent notamment :
1° l’économie du procédé de construction, du procédé de fabrication des produits ou de la prestation des services ;
2° les solutions techniques choisies ou les conditions exceptionnellement favorables dont dispose le soumissionnaire pour exécuter les travaux, pour fournir les produits ou les services ;
3° l’originalité des travaux, des fournitures ou des services proposés par le soumissionnaire ;
4° l’obtention éventuelle par le soumissionnaire d’une aide publique octroyée légalement.
[…]
[Le pouvoir adjudicateur/L’entité adjudicatrice] n’est toutefois pas tenu[e] de demander des justifications des prix de postes négligeables ».
Les justifications énumérées par l’article 36, § 2, de l’arrêté royal du 18 avril 2017 ne sont pas limitatives de sorte que d’autres justifications peuvent être admises.
Lorsqu’un soumissionnaire est interrogé par rapport au caractère anormal de ses prix, celui doit apporter une réponse adéquate, suffisamment précise, concrète et soigneusement étayée, bien qu’il soit autorisé à fournir des données autres que chiffrées. N’est dès lors pas suffisante la justification vague, imprécise ou qui consiste en une simple confirmation du prix.
Le pouvoir adjudicateur examine ensuite les justifications apportées par le soumissionnaire concerné en disposant, à cet égard, d’un large pouvoir d’appréciation. Le pouvoir adjudicateur doit néanmoins apprécier la précision, l’exactitude et la pertinence des justifications.
Si, après analyse de la justification fournie par un soumissionnaire, le pouvoir adjudicateur déclare l’offre irrégulière parce qu’elle comporte des prix anormalement hauts ou bas, la décision doit faire l’objet d’une motivation précise qui doit permettre, d’une part, de vérifier que le pouvoir adjudicateur a analysé avec soin les justifications invoquées et, d’autre part, de comprendre les raisons pour lesquelles il n’a pas admis ces justifications.
Une motivation qui se borne à se référer aux justifications fournies par le soumissionnaire, sans même expliciter celles-ci, ne suffit donc pas.
Décision du Conseil d’Etat
Dans le cadre du marché public en cause, le premier critère d’attribution portait sur l’efficience de la récupération de créances en phase amiable.
Afin d’évaluer ce critère, les soumissionnaires devaient proposer, d’une part, un pourcentage de récupération « brut » après 105 jours de calendrier, calculé par rapport aux montants à recouvrer et, d’autre part, un pourcentage de rémunération et/ou de récupération appliqué par dossier sur toute somme récupérée de la créance. Dit autrement, les soumissionnaires devaient proposer un taux de récupération en phase amiable après 105 jours de calendrier (par exemple, 20 % des montants recouvrés) ainsi qu’un taux de commission sur toute somme récupérée.
En l’espèce, la partie requérante a proposé un pourcentage de récupération présentant, selon le pouvoir adjudicateur, une apparence d’anormalité de sorte qu’elle a été invitée à justifier ledit pourcentage. Dans le cadre de sa justification, la partie requérante a expliqué le faible pourcentage de récupération proposé en phase amiable, entre autres, par les incertitudes concernant les conséquences liées au Covid-19 et à la crise économique qui en découle ainsi que les conséquences liées aux modifications législatives éventuelles qui pourraient en résulter.
Cette justification a toutefois été rejetée par le pouvoir adjudicateur au motif qu’elle n’est pas de nature à l’éclairer, en soi, sur les pourcentages proposés et que les conséquences liées à la crise du Covid-19 ne peuvent être prises en considération dès lors qu’il s’agit d’éléments qui ne figurent pas dans les documents du marché et que le principe d’égalité ne permet pas d’avoir égard à de « simples conjectures » dans le chef d’un soumissionnaire.
Aux termes de son arrêt n° 249.830 du 12 février 2021, le Conseil d’Etat a tout d’abord relevé qu’au moment où la décision d’attribution a été prise (17 novembre 2020), les impacts de la crise du Covid-19 sur l’activité des huissiers de justice ne pouvaient raisonnablement être qualifiés de conjectures dans la mesure où la partie requérante a apporté un certain nombre d’éléments qui ont trait aux conséquences économiques de la crise et, de manière plus particulière, aux nombreuses mesures prises dans le cadre de la gestion de la crise sanitaires dont rien ne permet de penser qu’elles n’affecteraient pas les activités des huissiers et, en particulier, le taux de recouvrement.
Le Conseil d’Etat a ensuite considéré que le pouvoir adjudicateur ne pouvait être suivi en ce qu’il a estimé que les éléments invoqués par la partie requérante en vue de justifier le taux de recouvrement mentionné dans l’offre ne pouvaient être pris en considération dès lors qu’ils ne figureraient pas dans les documents du marché.
A cet égard, le Conseil d’Etat a observé que le cahier spécial des charges précise que le pouvoir adjudicateur « écartera toute offre dont le taux de récupération renseigné n’aurait pas été étudié avec « sérieux » et dont les justifications éventuellement fournies ne permettraient pas de déterminer le taux comme raisonnable, voire adapté à la situation de ce marché ».
Selon le Conseil d’Etat, les conséquences de la crise sanitaire paraissent bien constituer un élément devant être pris en considération en vue de déterminer la situation du marché. Dès lors que le cahier spécial des charges impose aux soumissionnaires qu’ils s’engagent sur un taux de récupération raisonnable qui soit adapté à la situation du marché, c’est en effet à tort que le pouvoir adjudicateur a considéré que la partie requérante justifiait son offre au regard d’éléments extérieurs aux documents du marché.
Par ailleurs, contrairement à ce qu’a soutenu le pouvoir adjudicateur, le Conseil d’Etat a estimé que la prise en considération des conséquences de la pandémie pour justifier le taux de récupération ne méconnaît ni le principe d’égalité, ni le principe patere legem quam ipse fecisti.
D’une part, ainsi qu’il a été relevé, le cahier spécial des charges semble le permettre. D’autre part, le Conseil d’Etat a constaté que, répondant à la question d’un soumissionnaire relative à l’incidence de la crise du Covid-19, le pouvoir adjudicateur a exposé les raisons pour lesquelles le critère lié à l’efficience devait, à son estime, être maintenu malgré les conséquences de la pandémie, tout en précisant que « chaque soumissionnaire devra veiller à apporter une réponse adéquate à ce critère » ou, en d’autres termes, que « les taux de récupération et de rémunération qui seront proposés ne devront être ni anormaux, ni spéculatifs » et qu’ils « devront en outre être réalistes ». A aucun moment, il n’a été indiqué que les soumissionnaires ne devraient pas tenir compte des conséquences de la pandémie, le pouvoir adjudicateur ayant plutôt souligné lui-même dans sa réponse à la question susvisée, qu’ils disposaient tous des mêmes informations à cet égard. Le Conseil d’Etat a dès lors considéré que c’est à tort que le pouvoir adjudicateur a invoqué le principe d’égalité pour refuser d’avoir égard aux justifications déduites des conséquences de la crise sanitaire.
Au vu de ce qui précède, il a été jugé que le refus du pouvoir adjudicateur de prendre en considération la justification que la partie requérante a apportée quant au caractère anormalement bas du taux de récupération en se référant aux conséquences de la crise sanitaire, ne paraît pas reposer sur des motifs admissibles de sorte que l’exécution de la décision d’attribution attaquée a été suspendue par le Conseil d’Etat.
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